1933 : Naissance, le 24 juillet, à Eyüp, faubourg d’Istanbul, dans le quartier dit de Bahariye, « tout près de la maison de Pierre Loti, quartier entouré d’usines et de vieux cimetières avec des pierres tombales monstrueuses.

Mon père, émigré de l’intérieur, était ouvrier dans une de ces usines. Comme tous les jeunes paysans anatoliens, la première fois qu’il quitte son village natal c’est pour faire son service militaire. Ce drôle de voyage dure plus de dix ans ! La guerre des Balkans, la première guerre mondiale, la guerre d’Indépendance.

Ma mère aussi était une étrange émigrée. Née à l’Est de la Turquie, elle avait fui, pendant la première guerre mondiale, l’armée russe et, sur les routes, avait perdu ses parents et ses sœurs victimes des épidémies. Elle fit des travaux domestiques d’abord à Ankara, ensuite à Istanbul.

Pendant la deuxième guerre mondiale, elle devint ouvrière dans une usine de textile pour venir en aide à la famille. On était six (j’ai un frère aîné, qui deviendra ouvrier, et deux sœurs). »

Firdes Arslan
Ahmet Arslan

1938 : « Je commence à vendre des bonbons et des caramels dans le quartier, et dans les fabriques de briques à ciel ouvert des environs. Cette activité d’achat et de vente dure jusqu’à l’âge de douze ans, mais elle se limita à la période des vacances scolaires dès l’âge de sept ans. »

Yüksel Arslan à l’adolescence

1940-1945 : « À l’école primaire, l’institutrice me félicite, devant toute la classe, pour la beauté de mon écriture et de mes dessins. Un peu plus tard, dans le quartier aussi, les voisins aiment également mes travaux. Certains s’accaparent mes gouaches, mes huiles sur papier, etc., les font encadrer et les accrochent aux murs. »

1945-1948 : « Je fréquente l’école secondaire d’Eyüp. Pendant les vacances, je vends des journaux et, pendant une saison, je travaille dans une fabrique. […] Mon professeur de lettres, une femme, me donne comme devoir une étude sur L’Inspecteur (Le Revizor) de Gogol. Elle aime beaucoup mes gribouillages (qui représentent une sorte de critique de la société turque de l’époque). Après ma lecture de Gogol, je commence à lire les classiques du monde entier. Lire, en sélectionnant bien mes livres, devient une de mes plus grandes passions. »

1949-1952 : « J’entre au lycée d’Istanbul. Pour avoir de l’argent de poche et aussi l’achat de vêtements, je vends des fruits et légumes pendant les mois d’été. […] Je commence à prendre au sérieux mes dessins, gouaches, aquarelles et pastels d’écolier. […] Je ma balade à Istanbul avec mes cahiers, dessinant un peu partout. Avec l’appui de mon professeur de dessin, j’expose mes premiers travaux dans le couloir du lycée. Sous l’influence de Paul Klee, ce sont des œuvres faites en mélangeant l’aquarelle, la gouache et le pastel. Mes camarades lycéens me félicitent ; ma décision est prise : je serai peintre ! »

La jeunesse stambouliote

1953-1954 : « Après quelques mois, je déchire ces premiers travaux ainsi qu’une douzaine de toiles, je les jette à la poubelle. Je trouvais artificielles, choquantes, “anti-nature” les couleurs sorties des tubes. Au lieu d’aller à l’École des Beaux-Arts, je m’inscris à l’Institut d’Histoire de l’Art. Cette orientation bizarre vient d’une idée très simple : on peut faire de la peinture, être peintre, en dehors des sentiers battus, sans être peintre !

Le dégoût des couleurs artificielles me pousse à chercher des couleurs naturelles, et une technique personnelle. Je savais que les artistes préhistoriques et primitifs, les maîtres de la miniature, ainsi que les femmes d’Anatolie (pour teinter les laines) fabriquaient eux-mêmes leurs couleurs. Je commence donc à travailler sur papier, en frottant des fleurs, des herbes, des morceaux de pierre, de brique, du charbon, du savon, du bois pourri, de l’essence, etc.

Je participe à tous les voyages organisés par l’Institut d’Histoire de l’Art. Je visite toute l’Anatolie, de l’Ouest à l’Est. »

1955 : « Première exposition : une série d’une vingtaine d’œuvres faites sur papier avec cette technique – Hommage aux relations, gestes et emmerdements (ennuis) –, à la Galerie Maya, à Istanbul. […]

Toutes les œuvres exposées sont vendues ; je suis riche ! Je peux dont m’acheter des livres d’art à la libraire Hachette ! Dans un de ces livres (sur l’art préhistorique), je trouve la recette de couleurs de mes confrères préférés : terres (ocres), miel, blanc d’œuf, graisse, moelle, urine, sang… Mon premier essai sur papier donne des résultats satisfaisants. Je trouve donc une nouvelle technique, que je pratique en la perfectionnant, depuis 1955. »

1956-1957 : « 1956 et une bonne partie de 1957 passent difficilement. Arrêt de toute activité picturale. Les ennuis, emmerdements et nausées de cet âge !

Pour mieux me connaître, je lis Freud. Mes lectures, et les grandes influences de Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Lautréamont, le Marquis de Sade, ne sont pas là pour m’apporter des soulagements ! Je pense trouver le salut en faisant mon service militaire. Après six mois passés à l’École préparatoire d’Ankara, je me trouve pour un an dans un régiment […] à l’Est de la Turquie, comme officier d’intendance. J’ai une chambre, une grande table, et beaucoup de temps libre. En observant de près la grande misère des paysans, je lis énormément, recommence à dessiner et retourne à Istanbul avec une montagne de dessins. »

1958-1961 : « Rencontre chez mon professeur M.S. Ipsiroglu avec le poète et critique d’art Edouard Roditi. Il m’envoie des collectionneurs et parle de mon travail à André Breton, à Paris. Je ne tarde pas à recevoir une lettre d’invitation d’André Breton pour participer à l’Exposition internationale du surréalisme sur le thème de l’érotisme, à la galerie Daniel Cordier (décembre 1959-janvier 1960). Mais en ces temps-là (1959) ne peut pas sortir de la Turquie qui veut ! Je ne trouve même pas un moyen pour envoyer quelques œuvres à cette exposition. […]

Raymond Cordier, qui vient de se procurer “Portraits-I (Marquis de Sade)”, fait une enquête auprès des artistes turcs à Paris. Je reçois une lettre de mon ami Ferit Edgü qui m’appelle à Paris. Adieu donc Bosphore, restaurants, raki, les petits plats ! Le 1er septembre 1961, avec une quinzaine d’œuvres, une chemise noire sur le dos, et quelques livres inséparables, je prends le bateau pour Marseille.

Après avoir vu la quinzaine d’œuvres, la première réaction de Raymond Cordier est de téléphoner à son avocat. La réponse est claire et nette : on risque tous les deux la taule ! Il pense alors à une exposition fermée, sur invitation, et fait un tapage terrible auprès du Tout-Paris : André Breton, Raymond Queneau, Jean-Jacques Pauvert, Jean Paulhan, Jean Dubuffet, Jean-Paul Sartre, etc. Visite de courtoisie chez André Breton. J’admire sa collection, ses livres. Sa table de travail est tellement encombrée qu’il m’est impossible de poser mes pattes dessus. Devant moi de nombreuses boîtes avec des insectes ! Mais, depuis Istanbul, je sais que je ne suis pas surréaliste. Je n’entrerai pas dans le “groupe”, et ne donnerai rien pour “Brèche”. […]

Cordier ne sait pas comment classer mes travaux : ce n’est ni de la peinture, ni gouache, ni dessin… Je trouve le mot ARTURE pour mettre les choses au clair ! Et je signe ARTSLAN : je pue l’ART par tous les pores ! »

Yüksel Arslan et Ferit Edgü à Istanbul

1963-1965 : « Tout en continuant à produire des Artures, je connais une période de misère (été 1963). Je n’accepte aucun “travail à côté” pour gagner ma vie. Il m’arrive de ramasser des mégots, et de ne rien avaler pendant plusieurs jours. »

En 1963 : rencontre avec Lidy.

Yüksel Arslan et Lidy Arslan, peu de temps après leur rencontre à Paris
Photo : Michel Haberland

1965 : séjour de dix mois à Berlin.

1966-1969 : « Artures de grand format. Grand intérêt pour la lecture psychiatrique. Entre autres, je lis les Œuvres choisies d’Ivan Pavlov. Dans ses “Causeries de mercredi”, sa façon de s’amuser avec les physiologistes animistes, dualistes de l’Angleterre et d’Allemagne, me donne envie d’étudier Karl Marx et Friedrich Engels. Mais chaque chose en son temps ! […]

Six ans après, je retourne en Turquie pour faire deux expositions : à la Galerie du Centre culturel d’Allemagne à Istanbul, et à l’Institut d’Études Françaises à Ankara (1967). […] Le procureur de la République fait confisquer dix Artures de l’exposition d’Ankara. Accusé d’être un “pornographe”, j’ai un procès sur le dos. Au bout de quatre audiences, je récupère mes pauvres Artures ! »

La famille Arslan réunie à Istanbul en 1967

1969-1975 : « Le 4 juillet 1969, pendant la lecture de La Sainte Famille, je prends une petite décision : “mettre en images Le Capital. Faire une série : Le Capital-Artures !”.

Malgré ma participation, avec les anciennes Artures, à des expositions […], je me retire du petit Monde des Arts pour lire “la grande œuvre”, et travailler jour et nuit pendant six ans à la réalisation de 30 Artures. En effet, l’exécution de certains tableaux […] avec les notes et dessins préparatifs dans mes cahiers, dure de sept à huit mois. »

1975-1979 : Décision d’actualiser la série Le Capital. « Me voilà relancé pour cinq ans de travail ! […] Quatre mois de travail, comme peintre et dramaturge, avec le Théâtre de Liberté et le metteur en scène Mehmet Ulusoy pour le spectacle Dans les eaux glacées du calcul égoïste. »

En 1979, « rencontre définitive, grande amitié solide avec Roland Topor. Pour moi, c’est un face-à-face, un dialogue, entre Rabelais et Karagöz (premier personnage du théâtre d’ombres en Turquie). Pour Roland, ce ne sont que “deux ombres” ! »

Yüksel Arslan et Roland Topor
Photo : Michel Haberland.

1980 : « Une autre rencontre, celle avec le poète Jacques Vallet, qui a fondé et dirige la Revue d’art et d’humeur Le Fou Parle. Une passion commune fait naître une amitié fraternelle : la POÉSIE. Participation fidèle et régulière à cette revue jusqu’à sa disparition. »

Début de la réalisation de la série « Influences » (1980-1984).

Yüksel Arslan et Jacques Vallet à Santralistanbul, lors de l’exposition « Une rétrospective de Yüksel Arslan », septembre 2009

1981 : Prix de Sedat Simavi, Istanbul.

1982 : Prix de l’Humour Noir-Grandville.

1984 : Début de la série « Autoartures » (1984-1986). « C’est la suite logique de la série “Influences”. Après près de cinq ans de travail sur les artistes, poètes, penseurs, etc. qui m’ont influencé, il était devenu temps de m’occuper de moi-même ! Mais au bout de quelques mois de travail, j’ai vite réglé mes comptes avec ma propre vie ! Rien d’intéressant ! Chaque matin, après avoir avalé trois verres de thé, s’asseoir à la table, lire et travailler, travailler et lire ! Appeler ça vivre ? La seule chose que j’ai réussi à mettre sur les rails c’est ma méthode de travail.

Donc, je suis revenu aux poètes merveilleux comme Fernando Pessoa, Dylan Thomas… Je me suis identifié à eux. »

1986 : début de la série « L’Homme », qui va l’occuper jusqu’en 1999. Trois livres paraissent : L’Homme, tome 1 (1990), L’Homme, tome 2 (1995), L’Homme, tome 3 (1999).

1999-2011 : réalisation de la série « Nouvelles Influences ».

Yüksel Arslan
Photo : Ibo Ogretmen

2011-2017 : réalisation de la série « Journal ».

20 avril 2017 : décès à Paris.

2020 : dation d’œuvres au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne.

Les passages entre guillemets sont extraits du livre Autoartures, © Arslan, 1986.